Les risques de dérives de communication

 

Opération Handicap International et Beghin Say.
La pochette du disque "We are the world" d'USA For Africa.
Opération Action Contre la faim et Ecotherm.

 

1. L' utilisation calquée de certains outils issus du secteur marchand peut comporter des risques en terme d'image

2. La nécessité de collecte de fonds peut amener un risque de standardisation de la communication des associations

3. Les risques liés au levier difficilement contrôlable de la médiatisation

 

1. L' utilisation calquée de certains outils issus du secteur marchand peut comporter des risques en terme d'image

Comme le signale Jean-Claude Guillebaud, écrivain-journaliste ayant participé à la fondation de Médecins Sans Frontières, la société de l'information que nous construisons amène les gens à n'être que des " pousseurs de caddies ", des " consommateurs d'images ".

Cette remarque nous amène à formuler la question suivante : le discours associatif peut-il être relayé par une communication standardisée poussant à la consommation ? Cette question est à mettre en parallèle avec le fait que le secteur représente, dans l'imaginaire collectif, un fournisseur d'informations non manipulées, en lequel le grand public a généralement confiance. Cette crédibilité ne risque-t-elle pas d'être ébranlée par l'utilisation abusive de techniques marchandes ?

Dans cette partie, nous allons voir comment l'utilisation de certains outils de communication peut amener des risques de dérives tant au niveau de l'image que du message véhiculés par les associations. Pour ce faire, nous reprendrons certains des outils identifiés dans le Chapitre 1, et nous relèverons quels sont les risques de dérives relatifs à l'utilisation de ceux-ci.

a) La création d'événements médiatiques

On peut généraliser à l'ensemble des événements créés par les associations cette remarque d'Antoine Vaccaro (Directeur de l'agence Excel) à propos du Téléthon : " Le show charité fonctionne sur des opérations " coup de poing " qui nécessite, de part la spécificité des médias utilisés, d'aller toujours plus loin, de frapper toujours plus fort. Le risque étant qu'à force de coups de poing on parvienne au knock-out du téléspectateur donateur. "

Ainsi, loin d'intéresser et de mobiliser, le risque encouru est de banaliser et de démobiliser. La médiatisation qui est faite autour de ce type d'événement change radicalement l'objet de la communication et donc le rapport au don : l'émotion liée à la cause est présente mais elle est doublée d'une émotion communautaire vécue avec plaisir. Nous ne sommes plus seulement dans le plaisir de donner mais dans celui de la festivité du partage, de la proximité entre donateurs qui deviennent des acteurs de cette cérémonie.

Cette manifestation peut trouver ses fondements dans la nécessité d'appartenir à une communauté ou dans le besoin de reconnaissance… ce qui, sans remettre en cause la sincérité des donateurs, peut nous amener à nous interroger sur l'intérêt réel des donateurs pour les actions menées par l'association.

b) Le lobbying

Sans conteste, cette technique est efficace. Comme nous l'avons vu précédemment, si elle a permis de faire évoluer certaines décisions politiques, elle pose un problème éthique et politique de taille : la transparence des décisions politiques. De plus, dans sa phase discrète (négociation avec les responsables politiques et économiques), elle peut, sous prétexte d'efficacité et de confidentialité, mettre à mal le principe démocratique défendu par les associations. La fin (un monde meilleur) doit-elle justifier tous les moyens (mise à l'écart du citoyen) ?

Dans certains cas, elle pose à nouveau la question du risque d'actions " coup de poing " dictées par le principe de surenchère. On peut, à ce titre, rappeler l'action menée par Greenpeace cette année pour gêner l'entraînement du bateau sponsorisé par le groupe Areva (activité liée au nucléaire) devant participer à la coupe America 2002. Lors de cette opération, un bateau de Greenpeace a percuté le navire et a endommagé la coque.

c) Le mailing

En 1982, le taux de retour moyen d'un mailing associatif était de 10%. Aujourd'hui, il n'est plus que de 1% à 4% selon les sources. Or, les professionnels s'accordent à dire que le seuil de rentabilité se situe autour de 2,5% (fonction du montant moyen des dons collectés). Un mailing est onéreux (pas de tarification spéciale de la Poste pour les mailings d'associations, ni d'allègement de TVA), aussi, dans un objectif de coût minimum et rentabilité maximale, les associations ont recours à des méthodes permettant de garantir un niveau de collecte minimum : l'échange de fichiers entre elles, le choix de sujets qui " rapportent " et l'utilisation d'un type de message qui amène le destinataire à faire un don.

- L'échange des fichiers de donateurs entre associations

Outre le fait qu'acheter des fichiers coûte plus cher que de les échanger, il faut prendre en considération le fait que le taux de retour d'un mailing est meilleur sur un fichier de donateurs. Les associations échangent donc leurs fichiers en fonction de la qualité de ceux-ci. Une association qui a un fichier qualifié, agréé par la poste, échangera rarement celui-ci contre celui d'une association qui en possède un mal qualifié (car l'entretien de ces fichiers coûte cher) .

Certains analystes qualifient cette démarche de " suicide collectif " car il y a un risque de saturation des donateurs. Mais lorsque nous avons évoqué ce risque avec Frank Hourdeau, Responsable de communication d'Action Contre la Faim, celui-ci a alors répondu que le fait qu'un taux de retour soit supérieur à celui obtenu à partir d'un fichier acheté validait cette démarche. De la même façon, Laurent Terrisse explique que si certains râlent, d'autres sont ravis de recevoir des nouvelles de la part des associations (dans la majeure partie, il faut signaler que ce sont des personnes seules , nous formulons alors l'hypothèse que celles-ci sont simplement ravies de recevoir du courrier !).

A cela, il faut ajouter que " Plus on leur écrit, plus ils donnent. ", ce qui rejoint le fait que le don spontané est rare.

Afin d'illustrer ce risque de saturation, qui est bien réel, nous avons relevé l'exemple suivant : En 2001, une personne a relevé scrupuleusement, chaque jour, le nom des associations ainsi que la cause qu'elles défendaient pour chacun des mailings d'associations qu'elle recevait. En un an, elle a reçu plus de 160 mailings… cette dame en a alors référé au Comité de la Charte de Déontologie, qui a alors transmis une photocopie de ce courrier à toutes les associations membres… pour le moment, aucune décision collective n'a été prise afin de diminuer la prospection par mailing.

Au sujet de l'échange de fichiers, nous relèverons le paradoxe suivant : les associations collectent des fonds dans un contexte de concurrence accrue, mais échangent leurs fichiers de donateurs, source la plus précieuse lorsque l'on mène des actions de marketing.

- Les risques de surenchère symbolique

Du fait du nombre croissant de sollicitation du donateur, il s'est inévitablement développé une surenchère symbolique, ce qui, quelquefois, a amené à des dérapages éthiques dans le discours et le contenu de ces mailings.

Alors que certains messages semblent " prendre en otage " le donateur (ou plutôt sa conscience…) en ne lui proposant pas, dans le courrier reçu, d'autre issue psychologique que celle de donner, certaines associations, dans un contexte de surenchère, font fi de toute éthique.

Un exemple frappant est celui de Handicap International qui, pour amener les destinataires à ouvrir la lettre, a mis celle-ci dans une enveloppe timbrée d'un pays étranger avec l'adresse écrite à la main. A l'intérieur, la première chose que le destinataire voyait était une mini-béquille en bois… (nous verrons une illustration de ce type de mailing en partie B.) Ainsi, non seulement il peut arriver que des associations perdent de l'argent en voulant en récolter, mais en plus, ces actions peuvent désensibiliser les citoyens qui étaient les plus réceptifs aux thèses de l'association et décrédibiliser le message associatif.

d) Les spots publicitaires

Un spot publicitaire n'est qu'un élément de sensibilisation dans une campagne de communication globale.

Au sein de cette campagne, une information de base par le biais d'autres vecteurs (presse, documentaires, conférences, etc.) doit relayer cette sensibilisation primaire. Or, les ONG ont de plus en plus de mal à fournir, parallèlement aux spots, une information détaillée au moyen d'un média de presse ou télévisuel à fort audimat en dehors de période de crise.

En terme d'impact, un spot publicitaire rapporte peu d'argent. Il est efficace, en fait, quand le problème est déjà posé grâce à d'autres moyens de communication : le spot canalise alors l'information, mais il ne provoque pas un élan de générosité à lui tout seul, " il ne rapporte quasiment rien, mais doit jouer un rôle de soutien. "

En terme de message, les spots d'associations sont devenus des spots commerciaux comme les autres. On y parle seulement d'une organisation, les actions de celles-ci étant alors occultées. La cause du problème est-elle un alibi ? L'organisation est-elle la finalité ?

D'une manière générale, les associations et les agences de publicité partent du postulat qu'il est difficile d'aborder des aspects plus complexes liés à l'éducation au développement dans ces spots. Mais les raisons objectives de ces difficultés ne sont pas claires. Les symptômes tangibles et simplifiés des crises humanitaires s'adaptent beaucoup plus facilement à une technique de communication telle que le spot. Si l'on voit un médecin relater ce qu'il observe autour de lui de façon très simple, l'accent est mis à la fois sur le problème et sur la solution. Opter pour une véritable démarche de communication sur un projet de développement qui mette à plat les causes structurelles du mal-développement et valorise le travail d'une ONG locale, est plus difficile à résumer en 30 secondes.

De plus, il est à noter qu'une agence qui réalise un spot pour une association peut le faire à destination d'un " jury de publicitaire ", ce qui, au-delà d'aspects créatifs et esthétiques, risque de rendre le spot incompréhensible pour le grand public. Cela a été le cas pour le spot d'ACF faisant partie de la campagne présentée au chapitre 1, lancé en 2000 au JT de 20 heure de TF1. Certains téléspectateurs n'ont pas compris ce spot et ont même été choqués (enquête de la SOFRES). En effet, l'association ne demandant pas d'argent, les gens n'ont pas compris où celle-ci voulait en venir.

Pour éviter ce risque, Laurent Terrisse recommande plutôt la création de spots simples, voire minimalistes, utilisant un langage clair et explicite, favorisant ainsi la proximité entre les donateurs et la personne parlant au nom de l'association. (ex : spot réalisé pour l'Association des Paralysés de France cette année)

e) Le produit-partage et le produit dérivé

Une enquête du CREDOC sur la consommation engagée montre que la proportion de consommateurs qui se disent beaucoup ou assez incités à l'achat de produits réalisés par des industriels soutenant une cause humanitaire est en constante progression . Le produit-partage est donc une très bonne opération commerciale pour les entreprises ainsi qu'une manière relativement efficace de faire rentrer de l'argent dans les caisses des associations.

Cependant, il s'agit, à notre avis, de la plus critiquable de toutes les techniques de collecte de fonds :

- Les risques d'altération de l'image de l'association

Pour quelques milliers de francs, l'association offre des " brevets de respectabilité " à des marques rarement au-dessus de tous soupçons éthiques. Action Contre la Faim et les magasins U sont associés depuis décembre 2000 autour de l'opération " Sauvez des milliers d'enfants ". Les magasins U offrent à leurs clients titulaires de la carte U la possibilité de verser tout ou partie de leurs points fidélité à l'association. Les points, transformés par les magasins U en équivalant de nourriture, sont alors intégralement reversés au fond d'intervention d'urgence de l'association.

L'engagement des sociétés de grande distribution auprès des associations (Casino et SOS Villages d'enfants, Carrefour et WWF), intervient dans un contexte de développement de la consommation-engagement ainsi que dans un contexte de désaffection du public pour le secteur de la grande distribution (dénonciation des marges importantes prises sur certains produits agricoles, conditions de travail…).

- Les risques de détérioration et de simplification du message véhiculé

Le produit-partage rend le message de l'association totalement inintelligible et contribue à renforcer une société de consommation dont les excès et les manques sont souvent à l'origine de l'action associative.. Faut-il boire de l'eau en bouteille ou manger des yaourts pour combattre la faim dans le monde ?

f) Le sponsoring

La crise sévit et les sponsors sont rares. Les entrepreneurs qui ont les capacités financières de mettre en pratique leurs convictions philosophiques ou religieuses ne sont pas légion. Bien souvent, seules les entreprises qui ont quelque chose à se faire pardonner (industrie chimique, nucléaire, pétrolière…) acceptent d'apporter une aide financière.

De par la nature de certains sponsors, ce partenariat profite aux entreprises (elle redore à peu de frais un image de marque quelquefois négative) mais peut ternir l'image de marque des associations qui semblent cautionner les agissements de leurs " encombrants " partenaires. (développé précédemment dans ce chapitre).

2. La nécessité de collecte de fonds peut amener un risque de standardisation de la communication des associations

Les modes de description de l'action des associations présentent de fortes similitudes, en particulier une tonalité dramatique homogène dans l'ensemble des documents envoyés aux donateurs. Toutefois, ces modes de description étant plus accentués dans le cas d'Associations de Solidarité Internationale (ASI), nous étudierons plus particulièrement les messages véhiculés par celles-ci. Nous tenterons donc de mettre en évidence le mode opératoire amenant à la démarche de libération du don (démarche évoquée dans le chapitre 1 traitant des mécanismes de don).

Comment le simple récit de l'action des volontaires associatifs peut-il provoquer le don ? Comment la production de ce don peut-elle être systématisée et " routinisée " ? Nous verrons que la stylisation du discours humanitaire s'organise notamment autour de la nécessité d'inspirer la pitié et de susciter la compassion du candidat au don. La construction du récit humanitaire s'opère donc selon une logique de l'émotion. La démonstration de cette caractéristique des mises en formes humanitaires demande de la prudence.

Souvent les dirigeants des ONG caritatives perçoivent comme une critique le seul fait de suggérer qu'ils cherchent à faire appel à l'émotion du donateur plutôt qu'à sa raison. Ici notre démarche n'entend pas constituer une critique de l'action ou des discours des organisations humanitaires. Nous cherchons seulement à mettre en évidence certaines des caractéristiques des énoncés humanitaires pour en comprendre la logique et les contraintes de construction. Parmi ces contraintes figure la nécessité de susciter un niveau important de dons privés pour maintenir et accroître la capacité d'action sur le terrain des volontaires de l'association. C'est pourquoi nous ne considérerons pas que les ONG d'aide internationale promeuvent une vision " dramatisée " des situations des populations en détresse, ce qui impliquerait une forme de manipulation mensongère de la réalité .

Afin de mettre en avant certains facteurs clé de succès d'une communication sur le don réussie, nous avons choisi d'appuyer notre démonstration sur l'étude d'un des outils de collecte les plus utilisés : le mailing.

En effet, le mailing que nous allons étudier contient toutes les caractéristiques d'un message construit pour amener un don : le choix d'un sujet porteur, l'appel à l'émotion, l'absence d'explication quant aux causes de la crise présentée, la dimension symbolique par l'utilisation de certains mots et la personnalisation du message. L'objectif de ce travail est d'introduire une analyse de chacun de ces facteurs et de mettre en avant le risque de standardisation de la communication, auquel une communication proche du one to one, c'est à dire l'adaptation totale du message à celui à qui il est adressé peut répondre.

a) Etude de cas : un mailing envoyé par Handicap International (pour l'ouvrir, cliquez ici)

Le mailing de Handicap International est envoyé de Phnom Pen dans une enveloppe écrite à a main, portant la mention " par avion ". Celle-ci contient une photo de Sokhea, un jeune garçon cambodgien en équilibre sur sa jambe valide et sa béquille ainsi qu'une lettre dactylographiée du Responsable des programmes Cambodge de Handicap International. Un épi de riz est scotché sur cette feuille. Pour cette étude, nous avons reproduit ce texte en gardant les éléments soulignés dans le texte.

Dans cet exemple, on voit bien que toutes les " ficelles " sont utilisées pour amener le lecteur à faire un don. Dans cette analyse, nous ne tiendrons pas compte des critères relatifs à la forme. Nous analyserons les critères relatifs au discours car celui-ci se retrouve sur la plupart des supports de communication des associations à destination des donateurs ou du grand public.

Parmi les éléments que nous repérerons sur ce mailing:

- La personnalisation du message
- Le caractère exemplaire de la victime
- L'absence d'explications quant aux origines de la situation présentée
- La matérialisation du don
- La dimension symbolique

b) Le choix des sujets qui rapportent

La communication des associations étant essentiellement destiné à collecter des fonds, le discours expurge tous les sujets dangereux ou impopulaires susceptibles de semer la confusion dans l'esprit du donateur.

Les responsables du marketing direct dans les associations sont souvent critiqués pour leur rigidité et parfois pour ce qui peut passer pour du cynisme dans l'utilisation de techniques de collecte issues du monde de l'entreprise et en particulier de la vente par correspondance. Leur rôle dans ces associations est cependant de veiller à l'utilisation la plus rigoureuse des sommes employées pour susciter le don. La contradiction entre la position des responsables du marketing et celles des membres de l'association qui ne sont pas directement engagés dans les activités de collecte provient du caractère socialement stigmatisé des techniques de sollicitation recourant à l'émotivité des donateurs. Tout se passe comme si ces méthodes étaient partiellement inavouables et ne pouvaient pas être revendiquées par l'ensemble de l'organisation.

Cependant, l'usage et l'efficacité de ces techniques sont à l'origine du remarquable essor des grandes organisations humanitaires urgencières en France durant la décennie quatre-vingt.

Les effets de la rationalisation de l'offre associative sous l'effet des besoins de financement croissants et des contraintes de la collecte concernent d'abord la détermination de la nature même des causes qui seront mises en avant par les associations caritatives. Le rendement faible de certaines campagnes et de certaines causes conduisent les responsables des associations humanitaires à réfléchir sur les raisons de telles contre performances et sur les modalités de l'optimisation de la collecte. L'analyse des lettres de protestation des donateurs envers certaines des prises de position ou des actions des associations ainsi que la connaissance de certaines des caractéristiques sociales, religieuses ou politiques de leurs donateurs vont conduire les organisations associatives à restreindre leur politique de communication à certains causes.

En pratique, trois types de causes seront identifiées :
- celles qui sont d'un bon rendement auprès des donateurs
- celles qui ne les choquent pas mais qui ne permettent qu'un rendement relativement médiocre
- et celles qui, au contraire, non seulement ne suscitent pas le don, mais risquent de faire fuir des donateurs.

Sur le long terme, les organisations associatives vont tendre à privilégier les premiers types de causes dans leurs journaux donateurs ou leur mailing, même si les actions réellement menées par les associations demeurent beaucoup plus larges. Les sujets qu'il vaut mieux éviter, sur lesquels il est préférable pour chaque ONG de ne pas communiquer, sont maintenant connus des responsables des organisations humanitaires : il s'agit de tous les sujets polémiques, ceux sur lesquels ne peut pas s'opérer un large consensus caritatif. C'est aussi ceux qui concernent des catégories de victimes qui ne sont pas en affinité avec les préférences sociales, politiques et religieuses d'une fraction au moins des donateurs (ex : raveurs, sans-papiers). Le choix des sujets étant principalement effectué en fonction de rapports de rentabilité, il est à noter que certains sujets ne seront alors jamais abordés sur les supports destinés à récolter des fonds.

Dans l'exemple du mailing de handicap International, le sujet correspond tout à fait aux critères définis ci-dessus car il traite d'enfants victimes d'injustice en Asie (le Cambodge étant particulièrement vendeur compte tenu des liens entre ce pays et la France).

Philippe Lévêque, Directeur de Care, ancien Directeur adjoint et Directeur du marketing de MDM, explique , en quoi le choix du sujet abordé est crucial lors d'un appel au don. (cliquez ici)

c) Le choix de la victime qui témoigne ou qui illustre le témoignage

Nous cherchons ici à mettre en avant les raisons du choix de la victime lorsque celle-ci est représentée. Pour ce faire, nous nous appuyons sur un travail réalisé par Philippe Mesnard (op. cité) qui a mis en avant certaines caractéristiques du discours humanitaire à travers l'exploitation des journaux donateurs de quelques associations dont MSF et MDM. - L'incompatibilité entre l'image du combattant et celle de la victime Dans le récit du malheur que proposent les articles des journaux ou les mailings destinés aux donateurs, tous les personnages ne se valent pas.

Les combattants - soldats ou rebelles - les hommes en tant que travailleurs ou en tant que détenteurs d'une position particulière dans la société - chefs traditionnels, commerçants, propriétaires fonciers ou possesseurs de cheptel, etc. - sont rarement évoqués. Le combattant est toujours exposé au soupçon d'être ou de pouvoir se transformer en bourreau et son statut dans le récit humanitaire ne pourrait être qu'ambigu. La question du lien entre les populations civiles a priori dotées du statut de " victimes " et les combattants est rarement évoquée. Pourtant, il apparaît que les combattants ne sont souvent que des civils armés et qu'ils ne sont susceptibles de mener un combat durable et efficace qu'avec l'appui d'une large partie de la population civile dont ils émanent. Mais les organisations humanitaires évoquent rarement le soutien qu'elles apporteraient à des " peuples victimes ", c'est-à-dire des populations globales, comprenant les hommes adultes et les combattants en révolte contre des oppressions.

Ce n'est jamais la figure du rebelle qui illustre les articles ou les mailing des associations humanitaires. Le militaire ou le milicien, en tant qu'homme armé, c'est-à-dire en mesure de se défendre et de rendre les coups, n'est pas susceptible de provoquer la compassion des journalistes et du public. La distinction entre la population civile et les militaires ou les milices est par conséquent une des mieux fondées et des moins mises en doute dans l'humanitaire puisqu'elle suppose et implique la clarté de la distinction entre des " victimes " et ceux que ne le sont pas, condition nécessaire à l'identification des individus qui vont susciter la compassion.

- La pureté de la victime

Le personnage obligatoire du récit humanitaire est donc celui de la victime, dont l'évocation sera d'autant plus facile qu'elle est plus éloignée de la figure du combattant. On comprend alors pourquoi les organisations humanitaires communiquent essentiellement sur des types de populations dont le statut de victime est placé à l'abri du doute, et en particulier du doute des donateurs ou des journalistes - les vieillards, les femmes et surtout les enfants. Le choix de ces figures pour incarner le discours humanitaire est la conséquence de leur meilleur rendement dans le processus de collecte. Pour les mêmes raisons, les populations souffrantes sont rarement évoquées sous l'angle de leur identité religieuse ou ethnique. Tout ce qui pourrait évoquer une distance sociale ou religieuse entre le donateur et les victimes tend à être passé sous silence, excepté la souffrance de ces dernières. Dans la relation de la réalité qu'opèrent les ONG, les bénéficiaires tendent à perdre toutes particularités qui nous les rendraient différents pour être présentés comme des individualités souffrantes, personnage génériques de l'humanité - des femmes, des enfants - envers qui chaque donateur doit pouvoir éprouver de la compassion.

- L'enfant, une victime de choix

Le personnage de l'enfant, qui présente les caractéristiques de ne pouvoir être qu'une " victime " et de ne pas encore être doté d'une identité sociale trop puissante - chef de famille ou propriétaire terrien - permet de réduire au minimum les aspérités éventuelles susceptibles d'entraver l'élan de la compassion du donateur. Le casting humanitaire tel qu'il est mis en scène dans les supports destinés aux donateurs ne peut comprendre des acteurs qui ne disposent pas d'une capacité suffisante à susciter la compassion. Dans l'exemple du mailing envoyé par Handicap International, la victime est un jeune garçon et sa famille (5 frères et sœurs) dont le statut de victime est indéniable. De plus, ce garçon exprime clairement son refus d 'apitoiement sur son sort et sa volonté de s'en sortir en agissant, ce qui devrait être un modèle pour le donateur : ce message semble dire " Ne les plaignez pas, agissez ! ". d) L'absence d'explications quant aux problèmes et à leurs origines

- L'occultation de l'origine des crises

Le récit humanitaire ne prend jamais la forme d'une assistance politique à une cause dont on soutiendrait les combattants. On pourrait ainsi imaginer que les ONG puissent adhérer à une cause considérée comme juste - l'indépendance d'un peuple, les Biafrais, les Tchétchènes - et s'engager au côté des combattants de l'un des camps en présence pour favoriser son succès.

Diverses raisons militent pour éviter un tel engagement :
- la neutralité par rapport aux combats que les ONG doivent conserver pour pouvoir intervenir des deux côtés des lignes de fronts
- l'image de non belligérance qui ménage l'avenir en ne fermant aucun territoire à une future intervention
- la facilitation de l'acceptation des missions des ONG par chaque gouvernement qui peut avoir la garantie que l'intervention de l'ONG en politique se limitera à une action de témoignage dans son pays d'origine et ne prendra pas la forme d'une participation active à un éventuel conflit.

Les ONG humanitaires ne traitent donc jamais des causes des conflits, de la justice des luttes menées, ou des raisons structurelles à l'apparition de famines dans certaines zones, etc. Dans leurs énoncés destinés au grand public, elles n'ont pas véritablement d'analyse ou d'expertise à proposer sur les origines des crises auxquelles elles sont confrontées. Cette attitude se traduit dans les supports de communication par une indifférence presque complète aux causes des conflits, à la répartition des torts ou à la résolution des tensions.

D'une certaine façon, la guerre et/ou la famine sont conçues comme des catastrophes naturelles dont rien de saurait infléchir le cours et dont on pourrait au mieux traiter les effets sur les populations touchées. Le mailing de Handicap International ne contient pas d'informations sur les raisons pour lesquelles le Cambodge est un territoire où se trouvent des mines antipersonnel, ce mailing évoque uniquement " l'injustice subie " par Sokhéa.

- La difficulté de dire le complexe

On pourrait cependant imaginer qu'à côté des articles décrivant les souffrances des populations déplacées, maltraitées lors des combats ou affamées par la disette, les journaux ou journaux donateurs soient en mesure de livrer à leurs lecteurs une interprétation de l'enchaînement des circonstances ayant conduit à une telle situation. Ce type d'analyse se rencontre parfois dans les journaux destinés aux volontaires expatriés des ONG. Il est cependant rarement présent dans les supports destinés aux donateurs où il y aurait matériellement la place de le faire, et encore moins dans les mailings.

- Ne pas créer la confusion

La communication publique des associations est dépouillée de tous les éléments superflus qui pourraient être susceptibles de distraire les donateurs du malheur. Une analyse " politique " des forces en présence et des liens entre les factions combattantes et les populations civiles souffrantes risquerait par exemple de laisser penser aux donateurs qu'ils vont aider des ethnies ou des groupes politiques plutôt que des victimes " innocentes ". La détermination de la généalogie des conflits, l'attribution des responsabilités, l'examen des mérites des forces en présence, toutes ces postures sont exclues du discours humanitaire destiné au grand public et aux donateurs. Seuls des cas extrêmes échappent à cette logique d'une attention réduite aux seules victimes.

Dans le cas du Rwanda, il apparaît progressivement dans la presse que les réfugiés chassés vers le Zaïre en 1994 par l'offensive du FPF comprennent un grand nombre de " génocidaires ", ceux là-mêmes qui ont participé à l'extermination des Tutsi du pays. Il devient alors difficile pour certaines associations de constituer d'administrer les camps de réfugiés comme si de rien n'était. Finalement seule MSF se retire du pays, largement critiquée par les autres associations et la Croix rouge.

Si les porte-parole de chaque association expliquent la position de leur association aux journalistes, ces précisions ne sont évidemment pas exposées aux donateurs dans les courriers qui leurs sont adressés : de telles informations ne susciteraient probablement pas le don. Encore s'agit-il là d'un cas exceptionnel pour lequel le degré de confusion entre les victimes et les bourreaux est inhabituellement élevé et manifeste ce qui rend particulièrement difficile le maintien auprès des donateurs de la posture d'ignorance des origines des souffrances.

e) La proposition d'une solution à travers la représentation du geste humanitaire

L'attention portée au malheur des victimes dans les journaux donateurs n'est pas forcément suffisante pour susciter le don. En effet, les ONG doivent associer à cette présentation du malheur une solution crédible de soin impliquant et nécessitant le don. Il est préférable que les donateurs potentiels aient une image de ce que leur chèque peut apporter aux populations bénéficiaires. Les supports destinés aux donateurs insistent par conséquent sur l'action de terrain des organisations humanitaires. Le récit humanitaire est alors organisé selon deux axes, d'une part la présentation des populations souffrantes et d'autre part la mise en évidence des effets bénéfiques de l'action des associations.

La description de la souffrance des bénéficiaires et le récit de leur soulagement par les volontaires des ONG médicales s'entremêlent dans les articles des journaux donateurs. Dans cette perspective, les photos qui accompagnent les articles sont au moins aussi importantes que le contenu des articles pour rendre présentes au donateur les modalités exactes de l'action des ONG.

Pour que le geste humanitaire soit parfaitement perçu par les donateurs dans les journaux qui leur sont adressés, il est nécessaire que le volontaire soit nettement identifiable sur les photos d'illustration. Il est frappant de constater que, dans les journaux donateurs, les volontaires portent généralement un vêtement aux couleurs de leur association, l'homme rouge marchant pour MSF, la colombe dans le cercle pour MDM. Des tee-shirts dans les zones tropicales et des blousons sur les latitudes moins clémentes permettent aux donateurs de repérer les appartenances organisationnelles et d'attribuer clairement les rôles de soignants et de victimes.

Il va de soi que dans la vie quotidienne des missions, les volontaires ne portent pas en permanence un uniforme marqué du sigle de leur organisation. Il s'agit là d'une représentation photographique destinée aux donateurs permettant de clarifier la mise en scène du soin proposée dans les photos. Le logo de l'organisation permet à l'association de montrer aux donateurs que c'est bien ses propres équipes, dûment financées par la générosité du public qui effectuent les actes de soins décrits dans les articles. Il s'agit d'une réassurance de la réalité de l'aide, de son caractère concret qui est proposée aux destinataires des journaux.

3. Les risques liés au levier difficilement contrôlable de la médiatisation

Déjà dans les années 50, Lewis Mumford annonçait qu'un jour viendrait où la moitié du monde regarderait à la télévision l'autre moitié mourir de faim. Il avait prévu que ces images de détresse auraient pour effet, une fois la phase d'indignation passée, de renforcer l'indifférence. C'est un fait que l'habitude de l'horreur (du moins telle qu'elle nous est révélée, par écran interposé) a pour conséquence inéluctable d'élever le seuil de tolérance à cette horreur.

Quant à la télévision, on sait que la mémoire télévisuelle ne dépasse pas 15 jours... Et sans doute de moins en moins, avec le temps. Sans compter que, pour la plupart des téléspectateurs, les images absorbées ne participent pas d'une compréhension mais d'un spectacle. Dans ce contexte, nous allons tenter de mieux cerner les risques liés à la médiatisation de l'action humanitaire en identifiant notamment les conditions pour qu 'une crise humanitaire soit médiatisée, les risques de représentation manichéenne de certaines situations ainsi que les dérives relatives à l'exploitation d'images misérabilistes.

a) Les exigences de l'audimat

- De la simplification au manichéisme

Les auteurs de " The news media, civil war, and humanitarian action " voient une autre forme de pression s'excercer sur des médias plus ou moins accommodants - pression qui a eu, et continuera d'avoir, des répercussions sur le travail humanitaire. Ainsi, ils disent que, parce qu'on manque d'espace rédactionnel et que le temps d'antenne est compté, reportages et articles doivent être courts et simples. Les journalistes professionnels, que ce soit dans le milieu de la presse écrite ou de l'audiovisuel, s'adaptent vite à cette exigence. De ce fait, presque par définition, un manichéisme plus ou moins contourné se trouve placé au cœur du reportage humanitaire : il y a le " bon " et le " mauvais ". Il y a les " bonnes victimes " et (il peut y avoir) les " mauvaises victimes ". Les médias deviennent ainsi, plus ou moins volontairement, des véhicules de stéréotypes. La couverture par la presse des événements de l'ex-Yougoslavie et de la région africaine des Grands Lacs en est un bon exemple.

- Un public qui n'est pas dupe des bons sentiments des médias

Du point de vue du grand public, d'après l'étude qualitative réalisée par Wei Opinion (op. cité), les donateurs ont une appréciation mitigée de la médiatisation des actions des associations. Et ceux-ci identifient deux étapes dans l'histoire de la médiatisation. Durant la première étape, la médiatisation a eu pour objectif la dénonciation de la misère, de l'injustice, la maladie, et suscite une mobilisation du public. Dans cette première étape, les médias transforment les causes en engagements. Dans la seconde étape de cette histoire, les médias font du spectacle à partir de la misère, de l'injustice, de la souffrance. La dénonciation devient un prétexte et la finalité n'est plus la même. Ils disent alors que les médias transforment les causes en audience. Les donateurs dénoncent cette perversion liée à la logique économique des médias. Et cette dénaturation des causes, de l'engagement, et du don est jugée avec une sévérité d'autant plus grande que l'on sait le caractère indispensable de la médiatisation.

- Les attentes du public présentées comme un filtre à l'information

Les associations qui désirent médiatiser un événement, leur association ou leurs idées se retrouvent souvent confrontées à un obstacle majeur : le refus du journaliste. En effet, ceux-ci établissent des critères de médiatisation adaptés à ce qu'ils pensent être les attentes de leurs lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Cette remarque nous ramène alors à la question suivante : qu'est ce qui caractérise une " bonne information " ? une information qui est donnée parce que le journaliste pense qu'il est important d'en informer le public ou une information qui répond aux attentes de l'audimat. Nous n'entendons pas répondre à cette question dans cette étude.

Cependant, il est important de mettre en avant les conditions de médiatisation d'une crise et d'aborder la notion de responsabilité de l'information. En effet, le public semblerait être dénoncé comme étant à l'origine des critères de médiatisation : répondant à ses attentes, et, par un effet rétroactif, les influençant eux-mêmes, les médias seraient alors incapables d'effectuer un travail de fond et de proposer une réflexion sur des sujets comme l'action humanitaire car ils ne trouveraient pas de public.

Des journalistes font également ce constat en regrettant les attentes du public. Ainsi, Stephen Smith, journaliste à Libération, après sa satisfaction d'avoir réussi à faire paraître des articles concernant la guerre civile au Libéria, remarque amèrement que ce " succès " n'était obtenu " hélas, pas pour les mêmes raisons : notre feuilleton d'été n'intéressait, au fond, que pour les trente-six façons de se trucider sauvagement, de dépecer la carcasse humaine ". Ce constat pourrait justifier certains discours visant à simplifier l'information afin de la rendre accessible au public, et pour cela, la traiter uniquement sous des aspects émotionnels. Cette expérience vient alimenter notre hypothèse de nécessité de proposer une information adaptée au niveau d'implication de l'interlocuteur sur le sujet auquel l'association souhaite le sensibiliser.

b) Identification des conditions de médiatisation

Afin de mieux comprendre quelles sont les conséquences de la médiatisation sur la communication des associations et notamment sur les messages qu'elles font passer, nous allons définir les conditions nécessaires à la médiatisation d'une crise et/ou des actions menées par les associations. Pour ce faire, nous baserons notre étude sur les travaux de Rony Brauman qui a repéré quatre invariants, autrement dit les quatre conditions nécessaires - mais non suffisantes- pour hisser un drame au rang d'événement international : le " robinet à images ", la non-concurrence, l'innocence de la victime et la médiation. Nous allons les exploiter de façon à démontrer en quoi celles-ci conditionnent les mode d'interventions des associations dans les médias.

- Le " robinet à images "

Ce sont les images et non les mots qui font l'évènement, à condition d'être disponibles sous forme d'un flux continu, le " robinet " devant être ouvert quotidiennement pour obtenir un effet cumulatif. C'est à ce prix que la lutte contre la noyade par le fléau des autres informations peut être victorieuse. Si la presse écrite sert fréquemment de poisson-pilote à la télévision, en ce qui concerne le tiers monde, seule la télévision détient désormais la puissance émotionnelle susceptible d'entraîner, sous réserve que soient réunis les différents paramètres, une mobilisation générale.

- La non concurrence

Le bouleversement doit être isolé, sous peine de subir un effet d'éviction par un " concurrent " : un journal télévisé ne peut traiter deux famines sur le même plan. En raison de la situation géographique et de ses implications politiques, le conflit de l'ex Yougoslavie, couvert en même temps que celui de la Somalie, représente une notable exception à cette règle. Dans ce même registre de l'éviction, notons que la médiatisation d'une famine ou d'une guerre " interdit " durablement la médiatisation d'une autre famine et d'une autre guerre, l'effet d'éviction se prolongeant plusieurs mois au-delà de la période de médiatisation. Tout se passe comme s'il existait une phase réfractaire pendant laquelle nous ne pouvons supporter de nouvelles images de catastrophes.

- L'innocence de la victime

Au-delà de l'habillage scénique, la victime doit être identifiée en tant que telle, ne laissant aucun doute sur son innocence. Un communauté perçue comme menaçante est, par définition, recalée avant tout examen. Une catastrophe naturelle, dont les victimes sont par définition innocentes, l'emporte plus facilement qu'un désastre politique, où le soupçon de complicité entache la présomption d'innocence : le séisme en Arménie, particulièrement meurtrier, bouleverse l'Europe tandis que celui d'Iran, survenu quelques mois plus tard, passe dans une indifférence teintée d'hostilité.

- La médiation

La présence d'un acteur - médiateur, personnalité, volontaire d'organisation humanitaire - est requise pour authentifier la victime, permettre la maîtrise de l'émotion et instaurer tout à la fois la distance et le lien entre spectateur et victime. Pour supporter le spectacle de la souffrance, il faut joindre celui du remède. Notre voyeurisme de la douleur est en réalité limitée, les images sanglantes ne pouvant durer qu'à condition qu'y soient rapidement adjointes des scènes apaisantes de soulagement de cette même souffrance. Ces quatre conditions nous permettent de comprendre comment s'opère le choix des sujets mis en avant par les associations lors d'opérations de collecte de fonds, ce que nous avons vu dans la partie précédente).

c) Les risques éthiques liés à l'exploitation médiatique de certaines images humanitaires

" Nous parlons dans un monde, nous voyons dans un autre. L'image est symbolique mais elle n'a pas les propriétés sémantiques de la langue : c'est l'enfance du signe. Cette originalité lui donne une puissance de transmission sans égal. L'image fait du bien parce qu'elle fait le lien. Mais sans communauté, pas de vitalité symbolique. La privatisation du regard moderne est pour l'univers des images un facteur d'anémie. "

Pourquoi l'image est-t-elle nécessaire à la communication des associations humanitaires ? Quels sont les risques de dérive liés à l'exploitation de celles-ci par les associations et les médias ? Nous avons identifié trois types de dérives qui reflètent, du plus général au particulier, les risques éthiques que pose l'exploitation des images humanitaires dans les médias :

- L'humanitaire et l'image

L'image peut créer des valeurs à condition de ne pas devenir qu'un visuel : l'image engendre la sympathie ou le rejet. L'image s'adresse à l'imaginaire, appelle l'émotion, et stimule la conscience ; en bref, l'image mobilise la conscience, parce qu'elle se targue de témoigner sans artifice de la réalité crue, de la réalité indiscutable du vécu. C'est là toute l'ambition de la télévision, c'est de là qu'elle tire sa mission ; et c'est là ce qui fait dire à Régis Debray que " la télévision a une prédilection pour l'humanitaire parce qu'elle joint l'édifiant à la tranche de vie ". Au fil des ans, l'humanitaire a en effet conquis l'espace des images médiatiques et de l'imaginaire public. L'humanitaire est au menu de tous les télé-journaux, et s'est assuré une place de choix dans le monde du photo-reportage. L'humanitaire est sans doute le domaine qui permet le mieux de combiner les deux éléments qui font la force des images : la réalité des faits et la cause morale qu'ils impliquent ; le drame et l'action bienfaisante ; le mal et le bien.

- La question de respect de la victime

A ce degré d'interaction entre les faits et l'ordre moral, les fournisseurs des images de l'humanitaire se retrouvent face à une lourde responsabilité éthique : une responsabilité que se partagent les médiateurs professionnels et les organisations humanitaires. Car au fond, quelle justification morale y a-t-il à montrer à l'écran, soir après soir, des " flashes " d'information expéditifs où se bousculent des foules faméliques de personnes affamées, des cadavres, et des scènes d'horreur renouvelées au quotidien ? Quelle justification y a-t-il à les montrer, et à montrer ceux-ci plutôt que ceux-là ? Et puis, explique-t-on vraiment ce que l'on montre ? Il semble que les questions morales que suscitent les images des tragédies humaines chez le téléspectateur ou le lecteur reçoivent trop souvent une réponse insatisfaisante.

De plus en plus souvent, les médias se limitent à une couverture trop superficielle des crises humanitaires et des situations de conflits armés : en mettant l'accent sur l'image-choc, ils n'effleurent que la surface des problèmes évoqués. Du côté des organisations caritatives, la compétition qui règne sur le " marché humanitaire " favorise une tendance regrettable d'en appeler aux bons sentiments, de se lancer dans la publicité institutionnelle et la promotion de leurs actions.

L'image des victimes et des atrocités est alors perçue comme instrument de la promotion de l'image des organisations humanitaires. Enfin, obnubilés par les intérêts poursuivis, on oublie de se souvenir que ce sont des êtres humains que ces images représentent, et qu'en composant ces images, il est impératif de respecter la dignité du " sujet " qu'on offre au regard. Plusieurs analystes ont relevé cette dérive propre à l'utilisation excessive et sans contexte de l'image dans la presse et notamment à la télévision.

Ainsi, René Backmann rapporte ces mots de Régis Debray " Vus de loin, tous les blessés se ressemblent ; toutes le guerres aussi ; il n'y a plus que des corps, et non des hommes, porteurs de telle ou telle valeur. " Il rapporte dans le même ouvrage les mots de Jean-Claude Guillebaud (op. cit.), de retour du Biafra, qui, vingt cinq ans plus tôt, avait déjà fait ce constat. " Nous étions devenus, nous journalistes, à notre corps défendant, des espèces de marchands d'horreurs, et l'on attendait de nos articles qu'ils émeuvent, rarement qu'ils expliquent. La Biafra s'attendait à ce que l'on s'intéresse à sa cause, et nous ne nous sommes prudemment occupés que de ses souffrances. Il en est mort. " Ainsi, ces dérives ne seraient pas nouvelles et susciteraient chez les journalistes et les humanitaires la même indignation.

- L'accélération de l'information : le risque de l'indifférence

La tyrannie du temps réel, les prouesses techniques de la retransmission en direct créent un effet d'accélération qui conduit à ce qu'on appelle la surinformation : une quantité d'images en direct déferlent sur l'écran TV, si importante qu'elle sature les consciences, et finit par engendrer l'indifférence. En fait, le temps réel a ceci de pervers qu'il rend impossible toute interprétation ; l'événement est toujours là trop tôt ou trop tard, mais dans tous les cas, l'analyse, la distance critique sont oubliées. Comment dès lors se faire une idée rationnelle des choses ? Que d'images en direct, mais où est l'information ? Tout cela est-il vraiment " trop compliqué pour le public " comme on l'entend dire parfois ?

L'essentiel semble être de présenter, de visualiser, d'offrir des images, et non plus de faire comprendre : le moyen devient la fin. Une telle absence d'interprétation, de nuances, finira par naturaliser un stéréotype atterrant : la division de l'humanité en deux parties inégales devant le destin - ceux qui souffrent, qui sont fatalement victimisés par des " sauvages ", et ceux qui ne le sont pas. Ces derniers se sentiraient alors sécurisés par la représentation d'un mal qui n'affecte que les autres, et dont la solution providentielle est l'assistance humanitaire, ce qui satisfait la bonne conscience.

- Le voyeurisme de l'information : la tentation du spectaculaire

Doit-on montrer toutes les images et peut-on tout montrer par l'image ? Le procès de l'image-choc ne date pas d'hier, et le malaise a pris une ampleur sans précédent avec la retransmission de l'agonie de la petite Omayra Sánchez dans la boue, en 1985, dont chacun se souvient. Le témoignage de la TV et du photo-reportage, guidé par la logique du temps réel et du spectaculaire, cède trop facilement à une escalade dans la représentation des atrocités dont souffrent les êtres humains.

Où est le respect de la dignité de la personne, lorsqu'on montre des victimes souffrantes, sans expliquer les causes de leur souffrance?

Ou lorsqu'on présente comme des fantômes hébétés, condamnés à la saleté et perdus par avance, entièrement dépendants de l'assistance humanitaire, des êtres qui luttent avec ténacité pour leur survie dans des situations de crise complexes?

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Dans cette partie, nous avons souhaité mettre en avant l'importance de l'image dans la relation tripartite qui s'établie entre l'association, les bénéficiaires et les donateurs.

Souvent, l'image est à la fois le déclencheur du lien que le donateur décide d'établir avec le bénéficiaire, et l'illustrateur des actions menées par l'association. Le bénéficiaire, lui, n'a pas de rôle actif dans cette relation qui se tisse par l'image.

Pour cette raison essentielle, l'association représente le garant des droits des bénéficiaires sur leur image.

Il est donc important que les associations aient pleinement conscience de ce rôle et travaillent avec les acteurs des médias pour préserver la dignité des personnes qui sont représentées.

 

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