Préambule sur l'histoire de " l'humanitaire moderne "

 

Activités de la Croix-Rouge Française

 

1- La création de la Croix Rouge (1863) et les Conventions de Genève.

2- Structuration de l'humanitaire : naissance des associations humanitaires et de l'ONU.

3- La fin du silence et de la neutralité: le conflit du Biafra (1969) et la création de MSF

4- Le succès de l'humanitaire : les guerres internes, le politique et l'image (années 70-80)

5- La scission de MSF (1979) et le "tout urgence" des années 1980

6- L'ère de l'humanitaire d'Etat (années 90 à nos jours)

 

1- La création de la Croix Rouge (1863) et les Conventions de Genève.

La création de la Croix-Rouge en 1863 est l'acte fondateur de "l'humanitaire moderne" et marque le début d'une période qui s'étend de la fin du 19ème siècle jusqu'à la 1ère guerre mondiale.

A partir du milieu du XIX siècle, " A l'âge de l'information, au moment où apparaissent "les nouvelles du jour" grâce au triptyque rotatives-télégraphe-chemin de fer, le spectacle de la souffrance change d'échelle, sort du terroir pour s'universaliser" . Or les horreurs de la guerre deviennent insupportables à une Europe qui se perçoit alors comme la patrie de la Raison et la "lumière des civilisations".

"L'humanitaire moderne", héritier de la charité chrétienne et de l'humanisme du siècle des lumières, naît dans l'idée que les armées doivent être retenues, que l'éclatement des violences de la guerre ne doit pas se faire de façon démesurée. C'est ainsi que naissent les premières conventions diplomatiques internationales qui délimitent des " oasis d'humanité " à l'intérieur d'un espace de violence. Ces conventions imposent aux belligérants l'obligation de réserver des espaces protégés, neutres, pour soigner les soldats. L'humanitaire qui voit le jour sur les champs de bataille avec pour mission initiale de soigner les blessés de guerre, prend forme en Europe, pour les européens.

"La Convention de Genève permet à tous les Etats de démontrer leur sollicitude et leur humanité en acceptant que dès lors qu'un prisonnier est blessé il devient un être humain, il n'appartient plus à cet Etat mais est restitué à l'Humanité. La distinction entre combattant et non combattant est la racine même de l'action humanitaire" .

 

2- Structuration de l'humanitaire : naissance des associations humanitaires et de l'ONU.

Dans le sillage de la Croix Rouge se créent des associations humanitaires d'inspiration religieuse, essentiellement dans le monde anglo-saxon (Save The Children 1919). Ces associations visent avant tout à venir en aide aux victimes européennes et américaines des deux guerres mondiales et des crises économiques.

Mais les plus grosses ONG voient le jour au cours de la seconde guerre mondiale : International Rescue Committee (IRC), Catholic Relief Service (CRS) Cooperative for American Remittancies Everywhere (CARE) aux USA, et Oxford Committee for Famine Relief (OXFAM) en Grande Bretagne qui s'oppose dès la création au gouvernement britannique en venant en aide aux Grecs victimes de la famine provoquée par blocus imposé par les Anglais en 1942.

Après la deuxième guerre mondiale, les vainqueurs créent l'Organisation des Nations Unies (1945) dans le but de maintenir la paix dans le monde et de faire respecter le droit international humanitaire (conventions de Genève). En 1947, l'UNICEF, agence de l'ONU pour les enfants, voit le jour.

En 1951, la première véritable institution internationale humanitaire est portée sur les fonds baptismaux sous le nom de HCR (Haut Commissariat des Nations Unis pour les Réfugiés). Elle prendra un essor considérable dans les années 1980 avec l'explosion du nombre de réfugiés dans le monde. Le jeu des grandes puissances (la guerre froide) empêchera ces institutions internationales d'assurer pleinement leur mandat.

Il faudra attendre les années 1990 pour voir leur rôle réévalué. Par manque de fonds et de flexibilité, leurs missions sont le plus souvent sous-traitées à des associations humanitaires, plus particulièrement dans les camps de réfugiés.

3-La fin du silence et de la neutralité: le conflit du Biafra (1969) et la création de MSF

La deuxième phase de l'humanitaire moderne commence au Biafra, à la fin des années 60 dans le contexte de la décolonisation. Les médecins français (French doctors) qui agissent pour la Croix rouge ou les organisations internationales décident de rompre la tradition solidement ancrée de la neutralité et du silence.Ils ont en mémoire le silence coupable de la Croix Rouge face à Auschwitz et au nazisme. Ils dénoncent ce qu'ils croient être un génocide. L'analyse historique a posteriori montre qu'il s'agissait d'une guerre totale mais pas d'un génocide.

En mettant l'individu "victimisé" au centre du débat, l'humanitaire s'éloigne progressivement du militantisme politique. "Cette prise de parole était salutaire en elle-même mais mal-fondée en l'occurrence puisqu'en dénonçant un génocide, les médecins devenaient, malgré eux, les relais d'une propagande, d'un marketing politique de la Sécession biafraise" .

On voit dans cette guerre du Biafra se constituer tous les ingrédients qui subsistent dans les conflits internationaux où s'impliquent les puissances étrangères et européennes en particulier:

- le mélange du militaire et de l'humanitaire,

- la rhétorique "victimaire" comme substitut à l'explication politique du conflit,

- des prises de parole considérées plus efficaces des humanitaires qui, sur le terrain, semblaient détenir une Vérité humaine et politique unique.

Suite au Biafra, les "French doctors" fondent le mouvement des sans frontières et créent Médecins Sans Frontières (MSF) en 1971. Le projet du mouvement des sans frontières est de rendre l'aide humanitaire indépendante des Etats en s'appuyant sur l'opinion publique prise à témoin ; d'où l'importance accordée à la médiatisation de ses interventions. L'Humanitaire s'installe alors durablement dans le tiers-monde et s'inscrit dans une perspective Nord-Sud.

 

4- Le succès de l'humanitaire : les guerres internes, le politique et l'image (années 70-80)

Dans la deuxième moitié des années 1970, la multiplication des conflits périphériques et l'expansionnisme soviétique créent de nouveaux foyers de violence (Angola, Cambodge, Afghanistan...). La plupart sont des "guerres internes" dans lesquelles ne peuvent intervenir les institutions humanitaires classiques comme la Croix Rouge. Les associations humanitaires se développent donc "là où les autres ne peuvent aller", dans les maquis, au côté des mouvements de résistance "de droite" comme "de gauche". "L'aventure cède parfois le pas à l'humanitaire" .

Malgré sa volonté de neutralité, l'humanitaire, émanation de la société libérale occidentale, apparaît comme une preuve tangible de la supériorité morale des régimes libéraux sur les régimes communistes. Il véhicule de manière subliminale une morale en acte, une morale de l'engagement et du courage. Dès l'instant où le politique ne semblait plus à même de prendre en charge l'espoir d'un monde meilleur ce sont ces mouvements privés qui ont été investis de cette attente morale.

"L'essor des organisations de défense des droits de l'homme, de l'écologie et de l'antiracisme s'est fait parallèlement à celui des organisations humanitaires et dans une dynamique commune" . L'humanitaire construit son succès sur le désenchantement politique et l'échec du développement dans les pays du Sud.

Le besoin d'un horizon de justice et la nécessité d'aider concrètement le Tiers monde se rejoignent dans l'action humanitaire et trouvent leur expression dans la force de l'image : quand dans un même reportage, vous voyez une réunion de diplomates dans un grand hôtel, le conflit et les solutions qui tentent d'y être apportées vous semblent très abstraits. Quand, en revanche, dans le plan suivant, vous voyez des enfants qui meurent de faim, des blessés qui agonisent, une infirmière qui donne à manger à la cuillère à un gamin décharné, un chirurgien qui opèrent… etc. vous avez à la fois une source d'angoisse et en même temps la résolution, le remède, puisqu'à cette souffrance vient s'adjoindre immédiatement un allégement de la souffrance. Vous avez une mise en forme qui surclasse le politique simplement par la force de l'image .

 

5- La scission de MSF (1979) et le "tout urgence" des années 1980

En 1979, des divergences apparaissent à l'occasion de l 'opération "Un bateau pour le Vietnam", Bernard Kouchner défendant l'idée qu'il faut affréter un navire, avec à son bord médecins et journalistes, afin de pouvoir soigner et aussi témoigner des violations des droits de l'homme sur le terrain. Cette opération est jugée trop médiatique par les autres dirigeants: Kouchner et une quinzaine de responsables quittent l'association pour fonder, en mars 1980, Médecins du Monde.

Dans les années 1980, le succès de l'humanitaire "d'urgence", (action ponctuelle sur les effets, dans le court terme), se fait aux dépends de l'humanitaire de "développement" (action sur les causes, dans la durée). Les "ONG d'urgence", plus voyantes, plus spectaculaires drainent l'essentiel les dons et concurrence les "ONG de développement" qui ont moins d'images à vendre, et moins de résultats quantitatifs à faire valoir. Ces dernières sont donc beaucoup plus dépendante des fonds publics, exception faite du Comité Catholique contre la Faim et pour le Développement qui peut s'appuyer sur un réseau de donateurs réguliers.

Famine en Ethiopie 1984-1985 : l'humanitaire spectacle...

A la fin de l'année 1984, sous le coup de l'émotion internationale suscitée par les images de famine en Ethiopie, les humanitaires interviennent en masse et participent à leur insu au déplacement forcé des victimes qu'ils venaient aider. L'aide humanitaire est détournée par le gouvernement éthiopien pour mener à bien une politique d'homogénéisation démographique. Les réfugiés sont kidnappés et emmenés de force dans les régions du Sud.

200 000 personnes meurent au cours de ces déplacements tandis que le monde s'attendrit de sa propre générosité en chantant "We are the world". L'euphorie médiatique réduisant la crise à des images symboles et jouant sur le registre de l'émotion et de la séduction annihile alors toutes les velléités de débat et d'argumentation qui auraient brisé le consensus. Les associations humanitaires sur lesquelles pleuvent alors les financements se laissent porter par le mouvement sans esprit critique. Seule Médecins Sans Frontières refusera de cautionner les agissements du gouvernement et sera expulsé.

 

6- L'ère de l'humanitaire d'Etat (années 90 à nos jours)

Dans la période post-communiste des années 90, les grandes puissances (essentiellement les USA) retrouvent les champs de bataille et parlent de nouvel ordre mondial (plus juste). Les justifications idéologiques de la guerre ne sont plus tenables. L'Organisation des Nations Unies est promise à un avenir radieux. L'Humanitaire devient alors un élément central de la rhétorique politique. Il n'y a plus d'intervention militaire sans justifications "humanitaires". Il en est ainsi des intervention militaire en Somalie, Rwanda, Kosovo et Afghanistan (sans parler de celles de Bosnie, Timor... etc).

La Somalie (1993), l'armée au service de l'humanitaire spectacle

Un coup de projecteur médiatique est à l'origine du soudain intérêt du monde industriel pour la Somalie en 1993. L'intervention américaine en Somalie (Restore Hope) a été guidée et rythmée par des impératifs médiatiques. Le débarquement des "marines" était avant tout une mise en scène destinée aux caméras. L'opération était tellement conçue comme une opération médiatique que les marines ont débarqués sur les plages de nuit, sous les projecteurs de la meute des " télés " qui les attendaient. Chaque jour devait apporter sa ration de signifiants télévisuels. Ce qui a conduit les américains à des erreurs magistrales et un fiasco sanglant. L'opération qui devait restaurer l'ordre et fournir une aide alimentaire s'est achevée quelques mois plus tard, 10.000 morts somaliens plus loin, sans que l'ordre n'ait été rétabli et sans que la situation de dénuement des Somaliens n'ait été radicalement changée. Les associations humanitaires avaient été complètement mêlées à la force de protection armée.

Le Rwanda (1994), l'intervention humanitaire cache misère d'une politique pusillanime

En 1994, le génocide du Rwanda, perpétré sous les yeux de tous, n'a suscité d'autre décision que celle de ne rien faire . En trois mois, un demi million de personnes ont été exterminées pour la seule raison qu'ils étaient nées. Ce n'est qu'au moment où le choléra a frappé les réfugiés Hutus au Zaïre que le monde s'est mobilisé. Le génocide s'est effacé derrière l'intervention humanitaire, et le crime d'Etat est devenu "crise humanitaire". Les associations humanitaires ont alors déversées leurs troupes sur les camps de réfugiés.

Le Kosovo (1999), une guerre humanitaire, des secours opportunistes

En 1999, les forces de l'OTAN attaquent la Serbie et le Kosovo pour interrompre la répression qui s'abattait sur les Kosovars albanais. Les bombardements et les exactions des troupes serbes créent des mouvements de population qui se terminent aux frontières du Kosovo dans des camps de réfugiés établis par les forces alliées. Les humanitaires se déploient alors en masse dans les camps pour y fournir une assistance humanitaire. Ces camps de réfugiés avaient été établis autant pour des motifs de contrôle des réfugiés pour ne pas qu'ils se déversent en Europe, que pour des motifs de stratégie militaire et les troupes alliés étant basées près de ces camps. L'humanitaire est ici clairement intrumentalisée. Elle est partie intégrante de la stratégie militaire et de la communication politique. C'est une guerre humanitaire diront certains. Parce que cette opération faisait consensus au sein des pays industrialisés, les financements d'actions humanitaires de secours et de reconstruction ont fleuri et ont ainsi favorisé l'arrivée opportuniste de centaines d'ONG, faisant dire à certains qu'il y avait, à un moment donné, plus d'humanitaires à Pristina que de Kosovar.

L'Afghanistan (2001), bombardement humanitaire

A l'image de la guerre du Kosovo, l'intervention américaine en Afghanistan joue également sur le registre humanitaire, mêlant les bombardements destinés aux ennemis Talibans et les "bombardement humanitaires" destinés aux populations prisonnières des Talibans. Dans les sociétés occidentales pacifiées, l'idée de la guerre est devenu tellement insupportable qu'il est de plus en plus difficile de la justifier moralement. L'humanitaire est donc devenu l'auxiliaire des "guerres chirurgicales" à "dégâts collatéraux mineurs". Dans ce contexte, les associations humanitaires, traditionnellement indépendantes des Etats et impartiales, sont souvent dans des situations délicates. L'hyper-médiatisation de leurs actions couplée à l'intervention militaire créé la confusion et brouille la définition de l'humanitaire. Et Rony Brauman de dire: "Les humanitaires doivent développer une certaine lucidité non pas pour établir une hiérarchie morale entre eux et les politiques mais pour affirmer un point de vue et une logique d'action qui doivent dépasser le politique et qui ne doivent pas être asservis à lui. Par exemple : ne pas choisir ses victimes en fonction de considérations politiques et démontrer que l'on soigne les gens qui en ont besoin et non pas ceux qui intéressent tel ou tel Etat, tel ou tel camp. Au fond, si on devait décrire l'humanitaire, la définition la plus ramassée serait la suivante : l'humanitaire est le refus du sacrifice humain. L'humanitaire doit refuser les logiques politiques et économiques qui, elles, acceptent le sacrifice. "

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