Les risques de dérives identifiés :

l'évolution de la perception de la détresse et des remèdes à y apporter

 

1. L'illusion du " don gratuit " et sans efforts 5. La charité proche du jeu
2. L'instrumentalisation des donateurs 6. Tamagotchi humanitaire…
3. La magie des chiffres ou le leurre de la simplicité 7. Vers une charité " tribale "
4. Loin de la complexité des vrais enjeux…  

 

Ce qui change avec Internet, c'est la façon dont les associations peuvent désormais alerter et mobiliser dans le même mouvement la masse des donateurs potentiels : constituer dans le même flux le problème et sa solution, livrée au bon vouloir des généreux internautes sollicités… Tout est désormais entre leurs mains. Sachant que les Américains sont de plus en plus nombreux à faire de l'Internet leur principale source d'information, les phénomènes observés dans la sphère de la philanthropie sur Internet sont lourds de conséquence pour l'évolution future du secteur caritatif et de la représentation même du don, de l'assistance, et de " l'Autre ", celui qui, au-delà de la démarche virtuelle, bénéficiera de la générosité des donateurs.

En France, les utilisateurs d'Internet ont un comportement identique Afin de mettre en avant ces risques, nous nous appuierons essentiellement sur des exemples relatifs à des sites américains. Ceux-ci utilisant souvent des techniques encore peu répandues en France, l'étude de certains modèles nous permettra de repérer certaines dérives pouvant alors être évitées.

1. L'illusion du " don gratuit " et sans efforts

a) Le don gratuit

Une des expériences les plus marquantes concernant l'application de Internet au domaine humanitaire a sans conteste été la création du site américain The Hunger Site, qui a connu un succès phénoménal depuis son lancement le 1er juin 1999. Fondé à l'origine par un particulier, le site repose sur une idée simple : chaque internaute est invité à cliquer sur une page sur laquelle figurent les bannières publicitaires de firmes commerciales. En échange de ce clic, les firmes reversent une commission, qui est entièrement affectée au World Food Program des Nations-Unies. Autrement dit, pour la première fois, les internautes ont la possibilité de " donner gratuitement ", avec pour seule contrainte leur acceptation passive d'un message publicitaire pendant une fraction de secondes… Certains types de sites peuvent laisser croire que l'on peut donner sans que cela coûte quoi que ce soit…

b) L'engagement sans efforts

Dans la lignée du Hunger Site, de nombreux sites ont fleuri aux Etats-Unis, collectant des fonds pour des causes aussi variées que la lutte contre le sida, la préservation de la forêt tropicale, la recherche contre le cancer, l'aide aux volontaires humanitaires, la protection de l'enfance, le maintien de la paix… ou tout à la fois, avec Free Donation, qui propose tout aussi bien de " soutenir les arts ", " arrêter le SIDA ", ou " abriter les sans abri "… Et comme c'est gratuit, Free Donation se paie même le luxe de n'avoir pas encore d'association récipiendaire dans toutes les catégories de don… la FAQ indique que les dons seront bloqués sur un compte jusqu'à sélection d'une association œuvrant dans ce domaine (Quand et selon quels critères ? mystère).

En 2000, on a vu apparaître un moteur de recherche, combinant les résultats de Google et d'AltaVista : Searchtohelp.com… Ce moteur de recherche gratuit offre aux internautes la possibilité de " donner gratuitement " à diverses associations charitables, à chaque fois qu'ils utilisent le moteur, cliquent sur un bandeau publicitaire, envoient une carte postale électronique sur le site, donnent des informations sur eux-mêmes, jouent à une loterie affiliée etc.

En France, quelques sites sont apparus, comme Mission humanitaire.com (www.mission-humanitaire.com) et Click humanitaire (www.clickhumanitaire.org) : le premier propose des missions ou projets à financer d'un clic, le second met en ligne une sorte de catalogue des sites proposant ce type de " don gratuit ". Partout est véhiculée l'illusion que donner est à la fois sans effort et sans coût… De la même façon, on a pu laisser croire que le bénévolat virtuel pouvait être si simple qu'il n'implique ni engagement ni don de son temps personnel.

On peut s'interroger sur le bien fondé de ces pétitions, souvent trompeuses, vite " transférées " à de nouveaux destinataires après une lecture oblique, donnant à des milliers de personnes l'illusion d'avoir fait du bien en utilisant la touche " forward " de leur messagerie… Il faut donc ici redire que le volontariat, même en ligne, prend du temps et coûte des efforts, et plutôt que d'engager les " donateurs " dans la spirale du " toujours plus simple ", mieux vaudrait prendre le temps de les sensibiliser sur les effets à long terme d'un réel effort de don, qu'il s'agisse de temps ou d'argent.

2. L'instrumentalisation des donateurs

Si l'opération du Hunger Site est séduisante, et a prouvé de réels résultats (4500 tonnes de nourriture offerte aux Nations-Unies entre juin 1999 et janvier 2000, soit l'équivalent de 75 millions de repas, ou 28 millions de Francs ), elle nous amène toutefois à nous interroger sur le sens pour les internautes de la démarche : non seulement l'acte de don, fondé jusque là sur une dépense - prendre sur ce que l'on a pour le donner à l'autre - devient gratuit, mais surtout l'internaute accepte d'être " instrumentalisé " par les sponsors, de vendre en quelque sorte sa passivité aux flux publicitaires. La magie des chiffres et du " gratuit " attire chaque visiteur dans une spirale sans fond, où il sera amené à livrer toujours plus d'informations sur lui, puisque c'est " pour la bonne cause ".

3. La magie des chiffres ou le leurre de la simplicité

Une des constantes de ces sites est de déclencher un réflexe quasi-pavlovien chez l'internaute, grâce à des chiffres-choc sensés valoir mieux que de longues explications. Ainsi, FreeDonation.com, citant des chiffres de l'UNICEF, martèle qu'il suffit de 2 cents pour offrir un bol de riz ou une seringue hypodermique, 4 cents pour une capsule d'antibiotique, 6 cents pour vacciner un enfant contre la tuberculose ou lui éviter de devenir aveugle suite à une carence en vitamine A, 10 cents pour un cahier scolaire, etc.

The Hunger Site affiche dès sa page d'accueil une carte du monde sur laquelle clignotent alternativement les différents pays, au rythme des décès statistiques par malnutrition : " toutes les 3,6 secondes quelqu'un meurt de faim "…

 

EndCancerNow.com rappelle que 563.000 américains mourront du cancer cette année, soit " plus d'un par minute " , et Saverainforest.net nous met en garde : " 2 acres de forêt tropicale disparaissent chaque seconde. La forêt tropicale produit 50% de l'oxygène que nous respirons ". Mais, Dieu soit loué, il suffit de " cliquer sur le bouton ci-dessus pour sauver la forêt tropicale "

4. Loin de la complexité des vrais enjeux…

Saverainforest.net est un très bon exemple de la simplification réductrice à laquelle conduit l'ensemble des sites de ce type. La FAQ du site est particulièrement édifiante , avec des questions aussi burlesques que " combien de fois puis-je sauver la forêt tropicale par jour ? "… la réponse est d'ailleurs affligeante, puisqu'on ne peut être un super héros qu'une fois par jour… Le principe initial est simple (chaque sponsor paye 0,5 cents par clic, ce qui permet de " sauver " 5 sq. de forêt), mais lorsqu'on entre dans le détail des questions-réponses, on pressent la complexité des enjeux : avec l'argent des sponsors, les terres vont être achetées à des Etats ou à des propriétaires privés, puis cédées à des organisations écologistes " amies " ou conservées dans le giron d'indigènes qui s'engagent à y maintenir la forêt dans son état " naturel "… les anciens occupants seront maintenus sur place s'ils s'engagent à utiliser la forêt de manière " responsable ".

Autant de questions graves et complexes, qui concernent l'avenir des gens sur place, et auxquels l'internaute, sommé de cliquer, a peu de temps pour réfléchir… Pour valoriser les généreux donateurs, le nombre d'hectares de forêt sauvés chaque jour est affiché sur le site le jour suivant, et, bien entendu on pourra visiter : " tout est prévu, stipule Rainforest.net, pour rendre la forêt accessible aux chercheurs et promeneurs "…

En somme un parc d'attraction se dessine au bout du clic, une multipropriété des internautes (à l'ouest), qui s'offrent gratuitement des arpents verts là-bas (principalement au sud), en faisant peu de cas des problèmes réels locaux… Dernier détail qui a son importance, Saverainforest.net est la filiale d'une compagnie privée qui a développé un personnage de dessin animé, " Kukura , gardien de la forêt "… On touche ici aux limites intimes du système : " l'autre ", celui qu'on aide, devient un stéréotype sympathique mais totalement fictionnel, un héros de jeu qui infantilise l'internaute.

Sur le site GreenKeepers, Kukura, gardien de la forêt, propose de lire ses aventures et d'acheter de nombreux produits dérivés…

5. La charité proche du jeu

La télévision nous avait certes habitués peu à peu à une " fausse présence " de l'autre, à l'illusion de participer à sa détresse. Ce qui est nouveau avec Internet est que ce simulacre est renforcé par l'illusion que l'on puisse agir sur la détresse, d'un simple clic, comme sur un jeu vidéo. Un autre exemple est particulièrement révélateur de ce leurre d'un genre nouveau : le site de l'association américaine Smile, spécialisée dans l'aide à la reconstruction chirurgicale du visage des enfants défavorisés, meurtris par les guerres ou " défigurés " de naissance. On peut observer sur la page d'accueil de leur site une petite fille dont la bouche est atrocement mutilée.

Lorsque l'internaute visite les pages " donation " du site, et retourne ensuite sur la page d'accueil, la petite fille a été électroniquement opérée par la grâce de l'Internet, et arbore un éblouissant sourire de gratitude… Magie des liens hypertexte : l'internaute est transporté de lien en lien, de texte en idée, de site public en site privé, de problème en solution… Quelle nouvelle perception de l'espace, de la logique, de l'action, de la compréhension cela détermine ?

6. Tamagotchi humanitaire…

Sponsoriser un enfant, et obtenir jour après jour par le net des informations sur sa scolarité, son devenir… jusqu'à se sentir titulaire de " droits " sur sa vie, son avenir… " Ce n'est qu'un début ", déplore Steven Hearn, directeur-adjoint de Caractères, une agence de communication spécialisée dans le secteur associatif. " On peut imaginer que des associations spécialisées dans le parrainage d'enfants du tiers-monde installent des webcams pour permettre aux parrains occidentaux de suivre leur filleul au quotidien. Et le voient sourire quand ils cliquent pour lui donner 100F " …

Save The Children , propose de parrainer en ligne des enfants, pour " seulement 24$ par mois, soit à peine 79 cents par jour ". On choisit son enfant sur catalogue… (garçon ou fille, pays, âge…) au bout d'une procédure assez longue au cours de laquelle l'internaute doit fournir toutes ses coordonnées, et bien sûr son numéro de carte bancaire ! Certes, ces catalogues d'enfants existaient déjà sous une forme imprimée, mais la réactivité et la sensation d'immédiateté qu'offre l'Internet décuplent le phénomène de "marchandisation" des êtres vivants. Elles donnent le sentiment d'une "vraie" communication établie sur la seule base de la volonté des généreux "parrains". Or, comme le souligne Dominique Wolton , il faut " reconnaître que toute communication est un rapport de force. L'horizon indépassable de toute communication étant le rapport à l'autre, elle n'est jamais assurée de réussir "…

7. Vers une charité " tribale "

A force de personnalisation, on peut, par ailleurs, enserrer l'internaute dans un monde virtuel qui lui ressemble étrangement, puisque conçu sur la base de ses propres préférences, exprimées au fil de questionnaires, ou simplement déduites de sa navigation sur le web, soigneusement notée et étudiée… Lorsqu'on sait que l'Internet est devenu la principale si ce n'est la seule source d'information pour des millions d'occidentaux, et que par ailleurs ces informations sont de plus en plus finement calibrées en fonction de leur cible, on ne peut que redouter que l'information humanitaire se fasse désormais sur un mode communautaire, quasi " tribal " .

Le fantastique essor des sites de communauté ouvre la voie : déjà, le site DoughNet conçu pour les adolescents américains, leur propose non seulement de dépenser en ligne l'argent de poche offert par leurs parents (dans la limite d'un plafond fixé par ceux-ci…), mais également d'en donner une part à des associations philanthropiques ou d'œuvrer bénévolement pour le bien public au travers d'association qui acceptent de jeunes recrues… Cette initiation précoce, intimement lié au consumérisme et à la récupération marchande de " communautés " virtuelles s'affirme dans la présentation qu'en fait le site : " Même si vous ne pouvez voter, faire des lois ou avoir votre nom sur une chaussure de basket, vous pouvez tout de même façonner le monde "…

Lorsque tout devient échangeable, bonne conscience contre bol de riz, on peut se poser la question de la valeur d'usage de ce qui est réellement échangé, et du sens que cela a pour les deux parties concernées. Et quelle prétendue " communauté " cela créée : unité de volontés réfléchies, ou agrégat d'individualités mêmement compatissantes… ? Les donateurs passent ainsi du statut de citoyens à celui de consommateurs de leur propre générosité.

-

Avec Internet, on voit apparaître de nouveaux risques de dérives. En réalité, ces dérives sont, pour la plupart, les mêmes que celles identifiés pour les médias classiques (en chapitre 2) à des niveaux plus importants.

Si nous reprenons chacune de ces dérives, nous remarquons que :

- L'illusion du don gratuit et sans effort fait écho aux produits-partage développés en partenariat par les associations et les entreprises.

- L'instrumentalisation des donateurs, consistant à collecter un maximum d'informations sur ceux-ci en leur proposant de l'information en échange, ramène aux questions de respect de la vie privée régulièrement abordées lors d'opérations de marketing direct.

- Le leurre de la simplicité (par l'utilisation de chiffres-choc en regard du faible coût pour y remédier) et le symbolisme qui en découle est accru par l'interactivité (proximité physique et temporelle du problème et de sa solution).

- L'écart entre la complexité des vrais enjeux et la simplicité, voire le burlesque, des solutions proposées fait écho, sur Internet, à la simplification, voire à l'occultation, de l'information sur les contextes d'intervention de l'association. Celle-ci peut en effet juger qu'il n'est pas nécessaire d'expliquer les causes réelles d'un mal pour récolter des fonds et se contente donc bien souvent de décrire les souffrances des populations secourues.

- La charité proche du jeu et le tamagotchi humanitaire, rappellent les dérives relatives à l'image et à la notion de proximité et d'immédiateté véhiculée par l'utilisation de celle-ci. Avec Internet, une personne peut, par exemple, choisir d'aider l'enfant qu'il a vu dans le répertoire des personnes à aider. Ces dérives ne sont donc pas nouvelles et une charte de déontologie réalisée pour les opérations de communication et de marketing pourra facilement être adaptée aux opérations menées sur Internet.

Principale source : " Trop éthique pour être @u net ", Jean-Philippe Henry, École des Hautes études en sciences de l’information et de la communication, 2000. http://www.oui.net/fac/recherche/index.htm

 

Haut de page