Interview de Laurent de Villepin,

Le Journal du Sida,

A propos de la campagne d'Action Contre la Faim : "Leïla, 100F plus tard."

 

" Les publicitaires sont des gens simples : dites le mot humanitaire, ils sortent leur revolver. Vous vous inquiétez des bavures ? Ils vous expliqueront qu'on n'obtient pas un impact maximal sans un déchet incompressible. Vous vous souvenez de vieilles interrogations éthiques ? Lisez les réponses dans les lois du marketing […]

Une affiche de l'AICF avec deux photos de Leïla, une jeune femme noire. A gauche, elle présente un visage aux traits déformés par les stigmates de la dénutrition. A droite, " Leïla 100F plus tard " est une jeune fille superbe au sourire radieux. En examinant attentivement les deux photos, on devine que pour les besoins de la démonstration, l'effet de la mise en scène " avant-après " a été renforcé par quelques trucages sur la lumière, la disposition du châle sur la lumière, etc. Ces trucages sont révélateurs, ils indiquent ce que l'on veut nous faire acheter pour 100F : la métamorphose d'une repoussante sorcière en une jolie et gentille fille, la transfiguration d'une inquiétante ennemie en une amie rassurante et connue qui semble tout droit sortie d'un casting de série télévisée.

Pour 100F, nous dit explicitement cette affiche, on peut rendre la santé et la beauté à une Africaine mal en point. […] Le plus probable est que cela marche, mais à quel prix ? En attendant que l'AICF se pose la question, il est réconfortant de savoir que MSF l'a résolue depuis 1986, date à laquelle cette organisation humanitaire a décidé de ne plus confier sa communication aux grandes agences de publicité. Et ceci " parce que leur professionnalisme se résume à un axiome de base : jouer sur les ficelles les plus abjectes - émotion, culpabilisation - pour faire rentrer le pognon et surtout parce que nos gens de terrain ne supportaient plus l'image que le monde de la pub donnait de leur travail ". Ce dernier argument a l'avantage d'être pragmatique : il indique qu'en s'acoquinant avec les publicitaires, les associations humanitaires font un calcul à courte vue, parce qu'elles se coupent de leurs plus fidèles soutiens. "

 

Interview présente dans "L'aventure humanitaire", Jean-Christophe Rufin,

éditions Gallimard, Evreux, 1994,176p.